Chirurgie de l’image, magie de la chirurgie, sur le fleuve Niger…
Par le Dr Patrick Knipper – Président d’Interplast France, organisation internationale de chirurgie plastique à vocation humanitaire. Auteur de « Peaux de chagrin » (éd. Michel Lafon), livre témoignage sur ses missions réalisées aux quatre coins du monde. www.knipper.fr
L’acte consistant à modifier une apparence par le biais de la chirurgie est un acte social. Et par cela-même il a une représentation symbolique. L’image de cet acte chirurgical peut être interprétée, mystifiée ou tout simplement rejetée. La chirurgie du « corps image » fait-elle partie de la magie de l’acte chirurgical ? La pratique chirurgicale sur les bords du Niger ouvre la voie à la réflexion.
La chirurgie esthétique humanitaire[1] nous a appris que la chirurgie esthétique était fondamentalement un acte thérapeutique. Mais ce sont les berges du fleuve Niger qui m’ont vraiment interrogé sur l’efficacité réelle de cette action thérapeutique en mission et sur l’image qu’avait notre acte chirurgical sur les populations locales. Si nous connaissons le vrai pouvoir de la chirurgie esthétique, nous ignorons ce qu’il représente, sur le plan symbolique ? Comment est-il perçu ? Quelle est son image ? Mystère.
Une chirurgie de l’invisible et de l’indicible
Une chose est certaine : la chirurgie plastique à but humanitaire, tout comme la chirurgie esthétique réalisée dans nos cliniques, recèle non seulement un part de mystère mais aussi de magie. Elle est « magie » en ce qu’elle opère dans la forme et par la forme. Elle relève également de la thaumaturgie car elle agit non seulement sur le monde tangible mais aussi sur l’invisible. En effet, le scalpel du chirurgien intervient autant sur la partie visible du corps à modifier que sur la part imperceptible du corps imaginé. La chirurgie plastique revêt une double invisibilité. Invisibilité du corps imaginé qu’elle sculpte. Invisibilité de sa propre image. La chirurgie plastique est un corps invisible, impalpable, qu’il faut apprendre à « travailler », à opérer pour la rendre accessible.
Je ne vais pas vous parler…
– Je ne vais pas parler de la magie du Fleuve Niger...
Je n’ai pas la capacité narrative ni descriptive de Jean Rouch quand il nous fait naviguer sur le Fleuve Niger dans « la religion et la magie Songhay »[2]. Je ne vais pas vous décrire les Zin (Djinn), les Holey ou autres cultes des ancêtres, qui n’apporteraient rien à la réflexion d’un chirurgien plasticien qui s’interroge simplement sur l’image de sa spécialité. Je ne suis pas là pour jouer au magicien mais pour essayer de comprendre comment, dans un environnement particulier, la chirurgie esthétique peut être « vue ». Je mets des guillemets au mot « vue » car, dans cette région du monde, le terme de « vision » peut prendre une toute autre dimension.
– Je ne vais pas vous parler de l’e-mage…
En effet, le magicien des images informatiques ne doit son pouvoir qu’au logiciel de retouche photographique ou de morphing. Ces images sont-elles vraies, sont-elles imaginaires, sont-elles magiques ?
Pour Nietzsche, l’image célèbre le triomphe du faux, mais pas du mensonge. En fait, la seule vérité dont les images sont dépositaires réside dans l’explication du processus de leur réalisation. C’est tout ce qui ne se voit pas à l’écran qui donne son sens à l’image. Sans explication sur l’intervention, la photographie d’un patient n’est plus qu’une photographie [3] et, sur le fleuve Niger, on ne connaît pas plus Nietzsche que les logiciels de retouche…
– Je ne vais pas vous parler du mage de la chirurgie…
La chirurgie peut être magique mais pas le chirurgien. Certes, nous pouvons être « vu » ou « pris » pour des magiciens. Cela est parfois positif pour le patient. On sait combien l’investissement du patient dans sa prise en charge thérapeutique peut lui être bénéfique. Toute raison gardée, prenons cette ressemblance avec un magicien comme l’investissement du patient dans sa propre quête du soin magique.
– Je ne vais pas vous parler du chirurgien et de son image…
En France, notre image est catastrophique. Les raisons en sont nombreuses. La première a été développée dans un travail publié dans le rapport 2003 de la Sof CPRE[4] : il apparaît une vraie méconnaissance de notre spécialité en commençant par la méconnaissance de notre art par nos propres collègues médecins… Seconde raison : la pitoyable image médiatique de la chirurgie esthétique, comme le rappelle l’article sur les Chirurgiens esthétiques et les médias[5], également publié dans le rapport 2003 de la Sof CPRE. Heureusement, l’esthétique a une meilleure notoriété sur le fleuve Niger…
Essayons de parler d’image, sur le fleuve Niger…
Le reflet de l’objet que l’on appelle image est souvent interprété, vécu, reçu, ressenti, éprouvé, accepté selon ce que l’on est ou ce que l’on croît être. Ainsi, l’art cosmique ne vous dit rien parce que vous n’y comprenez rien, parce que vous ne voyez rien. A l’opposé, l’initié à cet art voit la profondeur de l’espace engendrée par ce minuscule point noir, unique et perdu sur cette une toile totalement immaculée. On appelle cela de l’art contemporain (je schématise un peu). Un autre exemple nous est proposé avec l’art africain. Une statuette traditionnelle de femme en Afrique sera représentée avec des formes ne répondant pas du tout à notre image de l’esthétique féminine. On y verra des seins ptosés et pointus sur un corps aux proportions parfois incompréhensibles. On appelle cela de l’art primitif (je schématise encore). Là où le chirurgien plasticien français voit une très bonne indication de lipoaspiration des cuisses et de chirurgie mammaire, le sculpteur Dendi (ethnie du Nord du Bénin) dira : « Ougayengué , ougayengué » (traduction : les fesses sont si grosses qu’elles se touchent, qu’elles se frottent pendant la marche ; elles se parlent !).
Nous observons ici toute la difficulté du concept d’image sur les bords du fleuve. Comment voir l’image, puisqu’elle dépend de celui qui la voit et de celui qui la présente ? Un fétiche africain représentera pour le non initié une poupée, alors qu’il n’est souvent que la représentation d’une idée, d’un concept, voire de l’invisible.
Apprivoiser l’image
Sur le fleuve Niger, l’image ne nous appartient pas. L’image de la population que l’on va soigner est différente. Les foules qui s’adressent à nous sont multicolores, étranges, intrigantes, impressionnantes, belles, multiethniques. Elles ne nous ressemblent pas. C’est quoi une ethnie ? Il va falloir toucher ceux que l’on ne connaît pas. L’approche des autres est laborieuse ; toucher les autres est parfois pénible ; opérer l’autre reste difficile. Imaginez prendre en charge une population complètement différente de la vôtre. Il va falloir travailler cette image pour essayer d’en décoder le langage, l’approche, le bonjour, car il va falloir opérer cette image [Photographie 1].
L’image du patient est surprenante. Il a un aspect auquel je suis peu habitué. Il ne me sourit pas. Lui aussi a l’air intrigué. Je ne comprends pas bien son problème. Il parle, mais je ne comprends rien. Que dit-il ? Que veut-il ? Je ne sais même pas ce qu’il a ! Et puis, je n’ai jamais vu ça. C’est quoi cette maladie ? Des tumeurs, j’en ai vues, mais comme celle-là, jamais ! C’est tumoral ? Ah, c’est une maladie tropicale… Comment vais-je faire pour réparer cela ? Et s’il n’y avait que la maladie qui me surprend ! Le patient lui-même, ses attentes, ses inquiétudes, me sont un monde inconnu. L’image du patient est compliquée ; le patient d’ici est tellement différent du patient européen. Evidence ? Truisme ? Mais il y a des évidences qu’il faut parfois rappeler. C’est un « tout autre » que je côtoie ici. Et ce patient « différent », il va falloir décoder son image, pour approcher du diagnostic…
L’image du mal, l’image mise à mal…
Que signifie la maladie ? Je vois bien qu’ici la maladie est vue différemment. La maladie a un visage autre. Ce patient présente des scarifications. On me dit que c’est le guérisseur qui l’a traité pour une variole dans l’enfance. Ils ont une drôle de façon de traiter les maladies infantiles ici ! L’image de la maladie est particulière. On ne la voit pas comme nous… Ainsi, un « fou » pourra être ligoté dans certaines ethnies ou laissé complètement en liberté dans d’autres. Tout dépend de l’interprétation de la maladie selon la peuplade concernée. Sur le fleuve Niger, on estime que le discours incohérent d’un psychotique n’est autre que la parole d’un génie. Le fou étant l’intermédiaire entre le génie et les hommes.
Comment est vu le mal ici ? Le problème, c’est que le patient n’a pas le même objectif que moi pour soigner son mal, sa pathologie. Pour moi, le plus important reste d’identifier et de traiter l’étiologie de l’affection. C’est comme cela que j’ai été formé. Pour le patient, le plus important reste d’expliquer pourquoi c’est lui qui est malade. Pour nous, la cause d’une infection bactérienne c’est une bactérie. Pour le patient africain, la cause d’une infection c’est celui qui l’a envoyée, celui qui a jeté le sort. Il va falloir travailler cette image du mal pour la comprendre, l’interpréter mais sans essayer de la traiter, car c’est le job du tradipraticien. Nous ne sommes pas là pour jouer aux apprentis guérisseurs. Il faut garder notre place et notre image de « docteur blanc » ; c’est comme cela que le patient nous voit, c’est comme cela qu’il nous accepte et il faut admettre que l’image que l’on veut donner ne soit pas celle qu’ils reçoivent. Il existe forcément une interprétation. Respectons-la.
Prenons l’exemple de l’image de nos interventions chirurgicales pendant les missions. Sur le fleuve Niger, le vrai magicien, ce n’est pas le chirurgien. Le grand mage, c’est l’anesthésiste. Il a la capacité de faire « mourir » le patient et de le faire « revenir ». Pour les villageois, voir le patient anesthésié ou comme « mort » se réveiller, revenir de l’Au-delà, c’est de la magie [Photographie 2].
Le chirurgien dentiste a un autre pouvoir, une autre image ; il a le pouvoir des mots car il travaille dans la bouche et on sait combien ce pouvoir est important en Afrique. Par exemple ici, on évite de prononcer le nom précis d’une maladie. On ne dit jamais : «Un tel a le sida ». Car le mot sida va sortir de la bouche, s’envoler et risque de retomber sur quelqu’un (ou sur celui qui parle) comme un mauvais sort. Alors, on dira plutôt: « Untel a la maladie ! » ; c’est moins risqué.
Du chirurgien enfin, on dit qu’il travaille avec le fer. Ils disent cela, car ils nous voient travailler avec des instruments en « métal ». Ils n’en sont guère surpris car certains tradipraticiens utilisent des instruments en fer pour leurs actes rituels. Le chirurgien a l’image du forgeron. Cela n’est pas si mal, car les forgerons appartiennent à une caste noble en Afrique.
Essayons de parler de chirurgie de l’image, sur le fleuve Niger…
– Alors, pourquoi vouloir opérer l’image ?
Cette problématique m’est apparue après de nombreuses années de missions, en Afrique notamment. En effet, après avoir opéré des centaines de patients ayant des pathologies parfois compliquées comme le noma, j’avais l’impression de ne pas être totalement efficace sur le plan thérapeutique. Je sentais les limites de mon action chirurgicale. J’avais proposé tout ce que ma spécialité pouvait offrir, à savoir une reconstruction et, de surcroît, la plus esthétique possible. Selon les normes et les critères qui sont les miens. Ceux d’un homme blanc, ceux d’un médecin formé sur les bancs de la faculté. Mais je n’avais pas compris qu’« opérer l’image » n’était pas si simple. Opérer l’image ne se résume à transformer un corps ou à modifier une apparence. Opérer l’image, c’est aller plus loin ; c’est un peu opérer l’invisible. Pouvons-nous être des mages en chirurgie ou des magiciens de l’invisible?
– Chirurgie de l’image :
Nous avons tous eu l’expérience que la chirurgie esthétique allait bien au-delà d’un simple acte technique. Ainsi, il nous est arrivé à tous, d’avoir un jour le sentiment qu’intervenir sur le patient revenait en réalité à agir sur le couple. Demander des prothèses mammaires n’est-il pas parfois le signe d’un manque que l’on cherche à combler ? Nous sentons bien que, seules, les prothèses mammaires ne sauraient suffire à remplir l’espace d’incompréhension qui peut exister dans un couple. Pour être efficace sur le plan thérapeutique (c’est-à-dire pour « guérir » la patiente), il conviendra de traiter la partie visible de la maladie par les prothèses mammaires et de traiter la partie invisible (l’incompréhension conjugale) par une action sur le couple (psychologique, sexologique ou autre…). Être un chirurgien du corps invisible, c’est être le thérapeute du non visible. Le chirurgien de l’invisible n’arrête pas son incision sur le visible ; il incise aussi l’invisible. Il ne se contente pas de poser des prothèses mammaires mais il écoute la demande de la patiente, il entend la problématique du couple, il essaye de comprendre d’où vient le manque, il rassure sur les possibilités thérapeutiques, il informe sur les différentes solutions et il propose de prendre en charge l’ensemble du problème, qu’il soit visible et invisible…
Sur le fleuve Niger, c’est la même chose. L’acte thérapeutique du chirurgien n’est pas limité à l’incision. La portée esthétique du geste ne s’arrête pas à la simple satisfaction sensible d’une modification désirée. On passe d’une chirurgie de réparation à une chirurgie de création voire à une chirurgie de socialisation. C’est par la transformation sensible (que permet la chirurgie esthétique) que le corps image va pouvoir réintégrer le corps social dans une communion de conscience (Maffesoli). Cette communion de conscience répond à une volonté d’être socialement ensemble et, ici, “être ensemble” fait souvent référence à l’invisible. La chirurgie de socialisation devient la chirurgie de l’invisible.
Image sociale et regard du groupe
Le corps n’est pas vécu ici comme un espace intime. L’individualité n’a pas sa place sur le fleuve Niger et le corps appartient à une communauté.
On sait que la perception de son identité se fait par des processus permanents de comparaison avec autrui : l’identité se forme autour de modèles et de contre-modèles, par des processus d’identification, d’assimilation et de rejet sélectifs successifs (Mucchielli, L’Identité). Mais, ici, le corps n’appartient pas au patient. Il va être modelé, initié, transgressé et tout cela au nom de l’invisible… Seule l’« ethnochirurgie » me permet de m’interroger sur le vrai pouvoir de mon incision quand j’apprends que le corps que je touche n’appartient pas au malade, qu’il a été « préparé » pour l’Au-delà, qu’il a été initié et qu’il faut que je demande la permission au génie de la rivière pour pouvoir le toucher. On ne touche pas le corps sans l’accord ! Mais qui suis-je pour pouvoir inciser ce corps qui appartient au génie de la forêt ? Qui suis-je pour oser transgresser les règles invisibles que gère l’identité de ce corps malformé ? A quelle cohérence appartient ce corps inaccoutumé ? Le corps n’est plus au centre de la personne pour détourner l’expression de Kaufmann dans « Corps de femmes, regards d’hommes » ( … le corps est au centre de la personne…). Ici, le corps fait corps et c’est l’image du corps social qu’il convient d’inciser. Le corps est au centre du corps ethnique. Inciser un patient, c’est opérer une famille, un village, une ethnie…
Prenons l’exemple de l’allotransplantation partielle de la face. Suite à la première mondiale de l’équipe du Pr Devauchelle en 2005, j’ai présenté l’intervention à un groupe de guérisseurs avec qui je travaillais dans un petit village du Nord du Bénin nommé Bello Tounga [Photographie 3]. Nous y avons développé, depuis plusieurs années, un travail collectif avec les tradipraticiens locaux. Nos consultations sont communes et nous essayons de traiter le patient en totalité. Le chirurgien gère la partie visible de la maladie, il s’occupe du symptôme. Le tradipraticien prend en charge la partie invisible du problème. Il explique la maladie avec des termes adaptés, il traduit notre traitement et, surtout, il essaye de répondre à la question que se pose tout patient en Afrique : Pourquoi ? Pourquoi moi ? En effet, cette question est fondamentale ici. Il convient d’expliquer au patient pourquoi il est victime de cette maladie-là et pourquoi c’est lui qui est tombé malade. Le patient ne se sentira pas totalement « guéri » tant que vous ne lui aurez pas dit pourquoi c’est lui qui a reçu cette maladie. Seule la médecine traditionnelle pourra « opérer » la partie invisible du mal ou l’image du mal. Seule la médecine traditionnelle saura dévoiler les raisons de la colère du génie de la forêt.
Alors, j’ai demandé au chef des guérisseurs :
– « si un de tes enfants a le visage arraché par un animal, accepterais-tu que je reconstruise son visage en prenant le visage d’un patient déjà mort comme on peut le faire en France?
Après quelques palabres avec les autres guérisseurs, il me répondit :
– « Cela est impossible et pour deux raisons :
– la première est que le corps est de passage sur terre ; tout ce qui lui arrive ici est fait pour le préparer pour son voyage dans l’au-delà. Si tu enlèves le visage au mort, il sera sans visage dans son voyage. C’est impossible. Et puis, cela ne s’est jamais fait chez nous.
– la deuxième est que si tu mets une partie du mort sur le visage de mon fils, il sera alors ici dans les deux mondes : le monde des vivants et le monde des morts. Ce sera terrible pour lui. Il sera comme un « zombi ». C’est impossible. »
Cette expérience m’a renforcé dans la conviction que la frontière était étroite entre la chirurgie de l’image et l’image de la chirurgie. Proposer une intervention, ici, c’est proposer l’image d’une intervention. L’intervention-image aura l’interprétation de ceux qui la recevront. « Un malade n’est malade qu’en fonction d’une certaine idée de la santé. (G. Morel) ». Je dirais qu’un acte chirurgical n’est thérapeutique qu’en fonction d’une certaine image de la chirurgie qu’aura le patient. Pour faire accepter l’acte chirurgical il faudra que le patient comprenne l’image de cette chirurgie. Opérer l’image de la chirurgie c’est donc manipuler cette image pour la faire accepter comme étant source de guérison. Cette image devra correspondre au référentiel thérapeutique du patient et cela dépendra bien sûr de sa « culture ». Notre travail est de proposer une chirurgie dont l’image est comprise par le malade en fonction de ses croyances, de son ethnie, de sa religion, etc…
La resacralisation de l’image
En Europe, la mécanisation du corps a entraîné « l’expulsion du corps de la sphère du sacré et son entrée instrumentale dans la rationalité technique » (Saliba, Le Corps et les constructions symboliques). Sur le fleuve Niger, le corps reste dans la sphère du sacré. Pour que notre geste demeure thérapeutique, il faut qu’il redevienne sacré. Opérer le corps invisible, c’est un peu travailler sur le corps sacré. Et celui-ci ne peut être représenté que par des images. Ainsi, pour « diviniser » mon intervention, j’essaye d’en présenter une image « sacrée » afin qu’elle soit mieux acceptée. Tout en restant moi-même, c’est-à-dire un chirurgien plasticien qui fait une simple intervention (et sans me prendre pour un magicien), je vais ajuster mon bloc opératoire pour qu’il soit vu. Ma tenue de bloc sera à l’image de la tenue du griot local, c’est-à-dire majestueuse. Mon bandana représentera ma coiffe de « grand papa ». Ma lampe frontale sera le troisième œil (ou interprétée comme telle). Ma gestuelle sera précise et sophistiquée. Mes instruments seront observés, analysés, commentés. Mon intervention sera une intervention que je qualifie d’ « intervention de médiation » [Photographie 4] . Il s’agit d’une mise en scène qui me permet de montrer ce que je fais et qui me permet de communiquer. Les gens du village interprèteront notre travail en nous regardant et ils se créeront l’image de notre action ; ce sont eux qui mystifient notre intervention pour mieux l’accepter. Ils ont besoin de sacré pour que le traitement ait un sens et qu’il atteigne sa pleine efficacité. Mon rôle de médecin est de proposer la meilleure prise en charge. Mon rôle de médecin sur le fleuve Niger est de présenter ce traitement avec le langage local et, dans ce dialecte, les images sont fondamentales. A l’opposé, si nous restons « cachés » dans un bloc confiné, nous ne pourrons plus communiquer, notre travail, fait dans le secret, sera assimilé à de la magie noire et nous aurons alors l’image de sorciers…
Conclusion
En Europe, on médicalise trop la maladie. Le discours médical ne semble plus laisser de place à une étiologie psychique, sociale, ethnique ou affective dans la définition des maladies. Construite depuis Descartes sur une conception mécaniste des fonctions organiques, la médecine devient au XIXème siècle une science des maladies, avec sa nosologie : à chaque maladie, un organe déficient, une lésion anatomo-pathologique. Cet héritage de la révolution anatomo-clinique du XIXème siècle conduit, avec la révolution technologique du XXème siècle, à une mécanisation du corps : chaque organe devient une pièce détachée qu’on peut réparer… ou remplacer. Les organes sont eux-mêmes devenus des images dans un corps imagé (ainsi on découvre de nouvelles images du corps en IRM).
Sur le fleuve Niger, nous nous sommes souvenus qu’une maladie pouvait être vécue dans trois dimensions : sa dimension biomédicale (Disease), sa dimension subjective (Illness) et sa dimension socioculturelle (Sickness). Pour mieux traiter le patient, nous l’avons traité dans ces trois dimensions. Forts de cette redécouverte, nous avons réinterprété le corps du patient dans la sphère du corps thérapeutique local. Nous avons proposé notre médecine pour soigner le symptôme visible et nous avons laissé le traitement de la partie invisible du mal aux tradipraticiens. Nous nous sommes alors interrogés sur deux problématiques:
– quelle était l’image de notre chirurgie ?
– existait-il un corps invisible ?
Nous avons appris que l’image de notre spécialité était sacrée et qu’il existait un corps invisible que l’on pouvait opérer ! Nous en avons conclu que la chirurgie du corps image faisait partie de la magie de notre chirurgie ; mais tout cela c’est le Fleuve Niger qui nous l’a enseigné…
PK
PHOTOGRAPHIES
Photographie 1 :
Photographie 1 : Consultation dans un village du Nigéria. La signification et l’interprétation de la maladie doivent être expliquées ; c’est une des fonctions du tradithérapeute local (Photographie Christophe Carre / Interplast-France)
Photographie 2 :
Photographie 2 : Bloc opératoire nomade d’Interplast-France installé dans un village sur le Fleuve Niger (Photographie Florence Gaty / Interplast-France)
Photographie 3 :
Photographie 3 : Réunion de travail, avec des « guérisseurs » d’un village du Nord du Bénin, sur les interrogations autour de l’allotransplantation de la face en l’Afrique (Photographie Patrick Knipper/ Interplast-France).
Photographie 4 :
Photographie 4 : « Intervention de médiation » : Equipe Interplast-France travaillant, dans un premier temps, devant les membres du village pour « présenter » son travail à la communauté. Il existe un langage commun compris par tous et qui sert de médiation entre les cultures : « le soin » fait avec humanité… (Photographie Marie-Pierre Dieterlé / Interplast-France)).
[1] Chirurgie esthétique humanitaire. Patrick Knipper. Rapport de la Sof CPRE, 2003.
[2] La Religion et la Magie Songhay. Jean Rouch. Editions de l’Universit2 de Bruxelles, 1989.
[3] Chirurgie esthétique : les réalités de la virtualité. A propos de l’influence de l’image, des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et de l’Internet. François Petit, Stéphane Smarrito, Cédric Kron. Congrès 2003 de la Sof CPRE.
[4] Instantané esthétique : Le questionnaire sur les interventions et leurs complications. P Knipper, JL Jauffret. Rapport Sof CPRE, 2003.
[5] Les Chirurgiens esthétiques et les médias. Ray Volte. Rapport Sof CPRE, 2003.